Pour qui fréquente assidûment les lieux de danse à Bruxelles, la soirée du 14 mai était attendue depuis longtemps pour découvrir le travail de cinq jeunes danseurs qui se sont rencontrés à lausanne, à Rudra et au Ballet Béjart, puis qui ont décidé de continuer ensemble leur aventure chorégraphique dans la capitale belge où l’empreinte de Maurice Béjart reste profondément ancrée.
Quel serait son héritage chorégraphique? Comment la jeune génération qui a eu la chance de travailler avec lui aurait-elle intégrée et transcrit dans la société actuelle l’expérience qu’elle a reçue? Quelle continuité pourrait on percevoir au-delà de la structure qui perdure à Lausanne? Autant de questions légitimes que l’on pouvait se reposer sur l’après-Béjart.
Etienne, ce fut un spectacle captivant et degrande qualité que nous a présenté cette nouvelle et dernière génération qui a eu l’immense chance de travailler avec Béjart. Les cinq danseurs, quatre garçons et une fille d’une vingtaine d’années, qui ont crée la compagnie « Opinion Public », à l’automne dernier, ont présenté une oeuvre alliant danse, art déclamatoire, musiques, vidéos et multimédias, intégrant y compris les réseaux sociaux, marque irréfutable de la jeune génération. Ils s’attaquent, à travers la danse, à une question de société: la déchéance de l’homme face à la toute puissance des médias et à la manipulation de l’opinion publique; sa perte de liberté face à la consommation de journaux, d’internet, de produits, de marques, de sexe; critique en fin de compte du consumérisme et du matérialisme sous toute ses formes, revu et corrigé par l’apparition des nouvelles technologies de l’information. Une danse philosophique et théâtralisée, de l’art engagé: premièrement marque de l’héritage Béjart.
Deuxième caractéristique: une belle technique mise en valeur par la chorégraphie contemporaine d’Etienne Béchard (23 ans), également danseur- interprète. Son style, fort esthétique, développe rapidité et énergie, fluidité et légèreté, les mouvements sont souvent rapides et intenses. Il travaille beaucoup les pas d’ensemble, qui sont bien synchronisés avec les trois autres garçons (Arthur Louarti, Johann Clapson et Victor Launay), mais qui laissent peu de place à la singularité, pourtant intéressante, de chacun des danseurs. Il utilise pleinement l’espace dans ses trois dimensions: pirouettes, sauts, sol, air, allant même presque jusqu’a l’apesanteur avec la scène, pleine d’humour, des poupées gonflables, partenaires féminines des quatre danseurs.
On repense au pas de deux de Roland Petit avec Coppélia. Mais ici, les poupées viennent illustrer le thème de la société de consommation: consommation du sexe, sans âme, sans amour ou l’homme, heureux au premier abord, fini désarçonné, vidé, anéanti.
Face aux quatre danseurs, une seule danseuse, superbe, jouant d’une magnifique technique, Sidonie Fossé, dont on ne peut s’empêcher de trouver un petit air de ressemblance avec Sylvie Guillemet. Sa danse pure et expressive sert la cause de «l’horrible» opinion publique, dominatrice, manipulatrice, envahissante et destructrice. Sa toute puissance mène les hommes par le bout du nez. Face à elle, ils perdent volonté et identité, et se transforment petit à petit en animal à quatre pattes. Tel le métronome, c’est elle qui donne le tempo dans la vie des hommes. A la fin du Ballet, après avoir achevé son oeuvre, toute en séduction, elle reprend sa place initiale sur son piédestal, trônant sur un amas de journaux. Tout au long de la soirée, la palette des sentiments et émotions qui sont développés dans le ballet est riche: sensibilité, tendresse, humour, désarroi, colère. Beaucoup de diversité dans les scènes qui se succèdent et qui permettent une montée en puissance de la dramaturgie. Diversité également des musiques choisies pour étayer la pensée, transformation progressive des costumes qui participent aussi à l’expression des thèses développées. Tout ceci avec fraicheur et sans arrogance.
Cette jeune compagnie captera sans souci un public jeune, pas forcément attiré à priori par la danse car elle sait parler à une nouvelle génération de spectateurs. C’est un spectacle accessible, de son temps. Etienne Béchard et ses quatre compagnons démontrent déjà beaucoup de qualités à travers cette création. Ils forment une jeune « pousse » formidablement talentueuse, une nouvelle génération en accord avec son temps et capable d’intéresser un public large. Ils sont avides de recherche et de créativité et ils n’ont pas hésité à prendre des risques. il faut d’ailleurs saluer leur courage d’avoir créé une compagnie de danse, ex-nihilo, ce qui n’est déjà pas facile en tant que tel, mais qui est rendu encore plus difficile dans
un contexte économique de crise. Inconscience? Naïveté? Pourrait-on se demander. Non, répond Etienne Béchard, c’est l’engagement plein et entier de l’artiste qui veut créer et s’exprimer en toute liberté; l’insécurité, c’est le principe de l’art.
En fin de compte, une valeur d’avenir à suivre. Avis aux directeurs des théâtres et des Festivals.